Par Ahmad Abd al Qouddous Panetta, Professeur de littérature comparée
Communita religiosa islamica, Italie
En 1951, mourait au Caire René Guénon, écrivain français qui avait adhéré à la religion musulmane, et qui avait trouvé en Égypte l’endroit où vivre les vingt dernières années de sa vie et où il découvrit et suivit les enseignements de plusieurs maîtres musulmans.
Auteur de livres importants, comme Orient et Occident et La crise du monde moderne, Guénon a influencé par son œuvre de nombreuses personnes, dans le monde entier, qui ont essayé de réorienter leur existence selon des valeurs spirituelles et un dynamisme intellectuel retrouvé.
D’après ses paroles : « Restaurez une perspective métaphysique et les conséquences seront incalculables. » La crise de la société contemporaine semble résider justement dans la perte de cette dimension spirituelle, dans la contamination de l’intellectualité pure au profit d’une rationalisation exaspérée et peu intelligente, dans l’abandon des certitudes de la doctrine sacrée en faveur de pseudo-cultures qui alimentent les insécurités de l’âme passionnelle, dans la sensibilité perdue par l’homme moderne du bon goût et de la qualité de la contemplation en vertu d’une hyperactivité obsessionnelle qui produit la misère et « le règne de la quantité », dans l’oubli de la nature de la création et de la finalité de l’existence qui provoque la barbarie entre les peuples et l’ignorance entre les individus.
Ses méditations sur la crise de l’homme moderne, la mentalité profane, scientifique, psychologique, anthropologique, épistémologique, ont à tort placé Guénon parmi les intellectuels « traditionalistes », à côté d’autres auteurs conservateurs qui font souvent l’objet d’une discrimination factieuse de la part du « monde bien-pensant de la culture occidentale », pour le seul fait qu’elles expriment des réflexions différentes de la tendance du marché et de la mode du moment.
Dans le cas de Guénon, ce rapprochement a eu au moins deux conséquences négatives. La première fut sans aucun doute celle de le « cataloguer » dans les méandres des « amateurs de la tradition et des sciences ésotériques », en méconnaissant la portée du renouveau intellectuel de son œuvre qui va bien au-delà de ces cercles littéraires et occultistes restreints. Paradoxalement, ce sont justement ces cercles pseudo-littéraires qui revendiquent la défense de l’œuvre de Guénon en utilisant les armes ridicules et artificieuses d’un « langage guénonien » ou d’un « culte ésotérique de sa fonction » pour légitimer leur incapacité à s’occuper des responsabilités spirituelles incombant à chaque homme, et pouvoir ainsi justifier leur détachement des « choses de ce monde » et leur attachement morbide à l’imagination individuelle au sujet de l’au-delà.
La deuxième conséquence est que l’on assiste à une réévaluation et à une instrumentalisation dangereuse de l’œuvre de Guénon comme inspirateur d’une réaction « traditionaliste » ou « spiritualiste » face au monde moderne. Il s’agit en réalité de véritables tentatives de manipulation de la doctrine universelle pour légitimer certains courants de pensée ou de pouvoir qui ne sont intéressés que par le contrôle de ce monde, et qui n’ont aucune sensibilité pour le sacré.
D’un côté, nous avons les prisonniers de l’imagination de l’autre monde qui deviennent souvent les théoriciens du détachement de ce monde et, de l’autre côté, nous avons les militants des illusions de ce monde qui créent une confusion sur la réalité de l’autre monde. Prisonniers et théoriciens, imaginations, illusions et confusions. Ce sont toutes les expressions d’un éloignement d’une authentique perspective traditionnelle et spirituelle. Mais nous devons surtout reconnaître qu’il y a, chez certains de ces mauvais lecteurs, une incapacité chronique à distinguer et à réunir, sans les confondre, ce monde avec l’autre monde, et par conséquent à comprendre et à appliquer dans leur vie les enseignements du shaykh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ René Guénon. Ce n’est pas par hasard si c’est justement de cette manière qu’il était appelé, au Caire, par le digne recteur de l’Institution Religieuse d’Al-Azhar, le shaykh ‘Abd al-Halîm Mahmûd, qui connaissait et appréciait Guénon en tant que savant musulman occidental. Parmi les mérites reconnus à Guénon par le recteur d’Al-Azhar, il y avait sans aucun doute son extraordinaire préparation vis-à-vis de la doctrine sacrée et des correspondances de celle-ci à l’intérieur des différentes traditions religieuses, ainsi qu’une rare capacité à transmettre cette connaissance, sans la vulgariser, dans un langage encore accessible à l’Occident moderne.
Il s’agissait alors de réussir non seulement à décrire un cadre traditionnel dans un monde qui oubliait de plus en plus son origine céleste, mais aussi de stimuler chez les lecteurs la conscience de pouvoir surpasser la crise de l’homme moderne et de pouvoir retrouver l’ordre et la dignité perdus. Un tel devoir n’incombe pas à de simples écrivains, mais il devient la fonction maïeutique naturelle de ceux qui, tout en continuant à lire et à écrire, ont retrouvé le goût du témoignage spirituel.
Dans cette perspective, la présence d’une communauté de musulmans occidentaux qui sachent suivre l’exemple intellectuel islamique du shaykh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ Guénon représente une possibilité particulièrement intéressante pour l’avenir de la communauté islamique et de la civilisation occidentale. En effet, la réorientation traditionnelle opérée par les membres de cette communauté, unie à la conscience des caractéristiques historiques, scientifiques et culturelles qui ont déterminé le progrès et le développement du système de vie occidental permettrait à ces musulmans de représenter un exemple d’universalité islamique intégrée dans la société contemporaine. Il serait souhaitable que ces musulmans occidentaux puissent donner plus de visibilité et un plus large écho à une perspective intellectuelle qui sache renouveler la contribution des réflexions des savants islamiques quant à l’histoire du monde et à la science, sans tomber dans les oppositions horizontales ou dans les confusions entre sacré et profane, entre réalité spirituelle et matérielle.
Un exemple intéressant, en Europe justement, est représenté par une branche autonome de la Tarîqa Ahmadiyya Idrîsiyya Shâdhiliyya, conduite par le Shaykh Yahyâ ibn ‘Abd al-Wâhid Pallavicini, Tarîqa qui se réunit principalement à Milan, dans les locaux de la mosquée al-Wâhid, et dont les membres participent également à des activités institutionnelles et culturelles sous la dénomination de CO.RE.IS. (Communauté Religieuse Islamique) en Italie et de I.H.E.I. (Institut des Hautes Etudes Islamiques) en France.
Cette Tarîqa tire son inspiration de l’un des grands rénovateurs spirituels du XIXe siècle, le Shaykh Ahmad Ibn Idrîs (radiya-Llâhu ‘anhu), qui est né au Maroc en 1750 et est entré dans le Tasawwuf par une branche particulière de la Tarîqa Shâdhiliyya à laquelle était directement rattachée l’inspiration du Khidr (le « Verdoyant », symbole de la Tradition immuable, dîn al-qayyima ou ad-dîn al-qayyim dans le Coran), personnage auquel fit rapidement allusion René Guénon (rattaché lui aussi à la Shâdhiliyya), qui déclara ne pas vouloir s’y arrêter « parce que la chose le concerne de trop près ».
En tant que représentants de la Tarîqa Ahmadiyya Idrîsiyya Shâdhiliyya, nous ne voulons en aucune manière nous proposer comme les successeurs ou les disciples exclusifs de René Guénon ; certainement pas parce que nous pensons, comme d’autres l’ont fait, devoir apporter quelque réserve à son enseignement, mais parce que cela serait contraire à l’esprit même de cet enseignement qui a toujours placé au centre la Vérité et la Tradition.
Nous tenons cependant à affirmer que les efforts accomplis depuis des années pour réaliser la Vérité métaphysique et en témoigner, pour sauvegarder le dépôt de la Tradition qui nous a été confié, pour dialoguer avec les institutions religieuses, politiques et gouvernementales et, enfin, pour édifier un lieu de culte, ces efforts, disons-nous, sont des applications, dans des modalités et à des niveaux différents, des principes métaphysiques, et représentent une des principales modalités opératives dans lesquels l’enseignement du Maître doit être « rendu réel ». Il s’agit en effet de constituer les moyens nécessaires pour que, dans cette fin des temps, il puisse y avoir un nécessaire point d’appui traditionnel, compatible avec les conditions cycliques, mais cependant central et actif par rapport à elles.
Il s’agit sans nul doute de moyens contingents, mais qu’il était nécessaire de commencer à constituer, sans aucune prétention d’exclusivisme, mais sans non plus qu’on pût les mettre en discussion sur la base de formalismes pseudo-guénoniens vides de sens, qui ne procèdent pas d’une science certaine mais des illusions typiques de ceux qui observent les choses de trop loin et de l’extérieur, sans vouloir en aucune façon les vérifier, faute d’une sincère disponibilité au changement. En d’autres termes, il ne suffit certes pas de se référer à l’oeuvre de Guénon pour se libérer des limitations de la mentalité profane, caractérisée précisément par cette incapacité de pénétrer au-delà du voile des apparences et par l’irrésistible désir de se faire sur toute chose une opinion personnelle.
Les réalités auxquelles ont donné naissance la bénédiction et l’inspiration provenant de la Tarîqa Ahmadiyya Idrisiyya Shâdhiliyya opèrent naturellement dans des contextes différents, mais elles se rattachent aux mêmes principes, et permettent aux membres de la Tarîqa d’articuler leur connaissance du monde et de Dieu dans toutes les dimensions, ce qui, sans ces moyens, aurait été pour beaucoup réellement impossible.
Certes, maints écrivains ont insisté sur la distinction entre l’enseignement traditionnel et une idéologie humaine ; pourtant, cette distinction n’apparaît évidente que lorsque la Tradition peut s’exprimer pleinement sous une forme communautaire, rituelle et symbolique, et aussi en s’appuyant sur les lieux de culte nécessaires. Seuls ces moyens contingents permettent une transmission réellement synthétique de l’esprit traditionnel, capable d’éviter d’emblée, plus que n’importe quel « traité », certains écueils typiques de la mentalité moderne. Sans la présence de fonctions traditionnelles dont il faut se revêtir à toutes fins et à tous les moments de l’existence, seuls quelques hommes exceptionnellement doués seraient en mesure de retrouver la concentration spirituelle nécessaire pour obtenir la réalisation métaphysique, alors que les autres finiraient inévitablement par faire prévaloir en eux-mêmes les influences du monde profane qui occupent la majeure partie de leur temps. Comme le disait le Shaykh ad-Darqawî (radiya-Llâhu ‘anhu), il faut éviter de fréquenter les profanes, car ils sont porteurs d’un poison mortel ; on ne peut cependant, pour ce faire, s’enfermer dans une tour d’ivoire. Ce qu’il faut, c’est créer les conditions pour que, tout en vivant et en agissant dans ce monde, il soit possible de bénéficier, d’une façon significative, de la fréquentation d’un contexte traditionnel. Le Shaykh ad-Darqawî - qui pourtant vivait à une époque et dans des lieux qui pourraient nous paraître idéaux aujourd’hui - disait à quelqu’un qui se plaignait de ne pas trouver des hommes avec qui partager ses aspirations spirituelles : « Eh bien, engendre-les toi-même ! »
Les moyens auxquels le Shaykh ‘Abd al-Wâhid Yahyâ Guénon a toujours fait allusion, sans vouloir trop les expliciter pour des raisons diverses et compréhensibles, sont peut-être apparemment moins éclatants que ne voudraient l’imaginer nombre de ses lecteurs. Ce qui est vraiment éclatant, en réalité, ce sont les possibilités cognitives qui se développent, une fois que ces moyens ont été constitués, et qui permettent aux bénédictions d’opérer et de créer des occasions de connaissance qui dépassent toute initiative et imagination individuelles. On ne voit alors plus de « vides » au sein de la Création de Dieu, car, en fait, ces vides correspondent seulement à un « point de vue », le point de vue profane.
Cette pratique intègre et sincère de la religion constitue le point de départ pour s’orienter vers une éventuelle vocation contemplative, dont tous les croyants peuvent tirer le bénéfice à travers une vision naturelle de l’intégrité de la Tradition qui les libère de toute recherche individualiste obsessionnelle de l’ésotérisme, en leur faisant découvrir, si besoin est, le sens nécessaire du sacrifice que cela comporte. En effet, certaines exagérations, engendrées par des passions étrangères à la vraie vocation religieuse, ont toujours été tout à fait inconnues dans toutes les civilisations traditionnelles, où chacun s’abreuve à la source dans la mesure de sa vraie soif de connaissance.
Source : Annales du patrimoine, Mostaganem (Algérie) ❁ N° 04 / 2005 ❁ http://annales.univ-mosta.dz