Extrait tiré du site http://www.baglis.tv, Débat sur la temporalité de l'ouvrage emblématique de René Guénon: « La crise du Monde moderne », paru en 1927. La crise évoquée par René Guénon inaugure-t-elle une ère nouvelle en liaison avec les quatre âges de l'humanité tels que le définit la cosmologie hindoue du Manvantara ou bien doit-on, avec le recul du siècle passé la lire comme un simple texte apocalyptique ?
Et si René Guénon avait raison ?
René Guénon, dans La crise du monde moderne, expose les grandes distinctions entre Tradition et monde moderne. Une des distinctions fondamentales réside dans le contenu et les places respectives de la connaissance et de l'action. La mentalité moderne assure la primauté à l'action. La connaissance n'y joue qu'un rôle auxiliaire. Un exemple de ceci se retrouve dans la science moderne, s'élaborant avant tout à des fins industrielles et militaires (les crédits nécessaires à la recherche venant de ces domaines !). L'esprit traditionnel place au contraire la connaissance au-dessus de l'action, celle-là dirigeant le mouvement de celle-ci. Encore faut-il préciser que la manière d'envisager la connaissance diffère radicalement selon que l'on envisage les choses d'un point de vue traditionnel ou moderne. La connaissance moderne procède de l'étude des phénomènes et se limite ainsi à eux. Le monde phénoménal étant celui de la multiplicité, les savoirs modernes se présentent comme un bric-à-brac non unifié qui ne peut engendrer que des spécialistes, aux vues limitées à leur discipline. La connaissance traditionnelle procède au contraire de l'Unité et des principes. La "spécialisation" n'y consiste qu'en des applications particulières de principes dépassant par le haut les contingences. La partie supérieure n'y est pas perdue de vue, bien au contraire. René Guénon souligne que l'action coupée de la contemplation (connaissance) dégénère rapidement en agitation stérile et destructrice, ce qui est aisément constatable dans l'histoire et les comportements récents.
Une autre déviance de l'époque moderne, en étroite corrélation avec le principe de division présenté au paragraphe précédent, est l'individualisme, auquel l'auteur consacre des développements fournis et précis. L'individualisme peut se définir comme "la négation de tout principe supérieur à l'individualité" (René Guénon, opus cité, p. 101). Cependant, si l'être humain avait en lui-même sa propre raison d'être, pourquoi mourrait-il ? La présence de la mort est révélatrice, de même que celle de la naissance, de l'état de subordination de l'homme à quelque chose le dépassant. L'être humain ne maîtrise pas les deux moments cruciaux de son existence, les deux portes de celle-ci. Isolé en lui-même, coupé de sa partie supérieure, l'individualiste perd toute possibilité de se réaliser, de retrouver son lien avec l'Unité. Il s'arroge le droit de discuter de tout et de faire prévaloir sa propre tournure d'esprit sur celle des autres, quel que soit son degré de capacité effective. L'individualisme a de plus des conséquences sociales importantes. Une collectivité est une somme d'individus. Si chacun de ses membres se considère coupé des autres, comment la cité pourrait-elle fonctionner harmonieusement ? René Guénon intitule un de ses chapitre "Le chaos social". A cet endroit, il expose des considérations sur le désordre affectant l'ensemble du monde moderne. Plus personne n'est à une place correspondant à sa nature, la hiérarchie se disloque. L'auteur développe ici surtout la question de la démocratie.
Le livre se termine sur la prépondérance accordée au matériel par la civilisation moderne, ainsi que sa conséquence immédiate : l'emploi systématique de la force pour répandre ses idées et son mode de vie, aussi aberrant soit-il. Le colonialisme n'en a été qu'un des avatars et la lutte se poursuit aujourd'hui par l'économie et par la guerre. Les dernières pages de La crise du monde moderne évoquent quelques conditions du redressement, du rétablissement de la Tradition. Toutefois, rien de conséquent ne se produira avant que "la Roue ait cessé de tourner" et que s'inaugure un nouveau cycle.
Gallimard (11 mai 1994)