Deux faces de la même médaille ?
De nos jours, on n’a jamais autant parlé de religion et de spiritualité. Bien qu’intimement liées, ces notions ne sont pas synonymes. Si toute religion est fondée dans une spiritualité, toute spiritualité n’est pas une religion. Pour certains, il y aurait dans la religion une perspective collective et dans la spiritualité une démarche plus individuelle. Il s’agit des deux faces de la même médaille ; l’exotérisme et l’ésotérisme.
Après avoir supplanté les spiritualités plus ou moins structurées du paganisme ou de l’animisme, les spiritualités juive, bouddhique, chrétienne, musulmane, se sont développées sans véritable concurrence pendant de nombreux siècles, jusqu’au siècle des Lumières. Dans tous les pays où ces religions n'étaient pas parvenues à s'imposer, des spiritualités locales ont cependant continué à se développer.
Dans une interview pour " Le Point " du 10 décembre 1975 Malraux déclarait : "On m’a fait dire que le XXIe siècle sera religieux. Je n’ai jamais dit cela, bien entendu, car je n’en sais rien.Ce que je dis est plus incertain. Je n’exclus pas la possibilité d’un événement spirituel à l’échelle planétaire ".
Sept ans plus tard, dans les « Cahiers », aux éditions de l’Herne, Malraux précise : "Si le prochain siècle devait connaître une révolution spirituelle, ce que je considère comme parfaitement possible, je crois que cette spiritualité relèverait du domaine de ce que nous pressentons aujourd’hui sans le connaître, comme le XVIIIe siècle a pressenti l’électricité grâce au paratonnerre. Alors qu’est-ce que pourrait donner un nouveau fait spirituel (disons si vous voulez : religieux, mais j’aime mieux le mot spirituel) vraiment considérable ? Il se passerait évidemment ce qui s’est passé avec la science."
En 2006, le philosophe André Comte-Sponville avait déjà jeté le trouble, chez les croyants comme chez les athées, en publiant "L’Esprit de l’athéisme : Introduction à une spiritualité sans Dieu". Il y présentait sa conception de la spiritualité : "une partie de notre vie intérieure ayant un « rapport avec l’absolu, l’infini ou l’éternité »". Selon le philosophe, c’est cette ouverture sur l’absolu que "la métaphysique pense et que la spiritualité expérimente" et, pour cela, nul besoin de Dieu, d’églises, de textes sacrés ni de prières, mais d’une expérience, forcément singulière et intime, de la contemplation de l’immensité, pouvant aller jusqu’au "sentiment océanique" de dissolution de soi, une sensation d’éternité.
Spiritualité et transcendance
Le transcendant est ce qui est au-delà, ce qui dépasse, surpasse, en étant d'un tout autre ordre. Par exemple, certains considèrent que l'esprit transcende la matière, d'autres que la matière est au-delà de l'esprit (et donc inconnue). Il s’agit d’une relation au-delà de l’humain qui touche au divin. On touche ici à l’ontologie, à l’étude philosophique de l’être et de son essence.
La spiritualité ne nécessite pas forcément la transcendance. Un athée spirituel appartient à aucune dénomination religieuse, réfutant donc toute forme de dogmes et de doctrines. L'athée spirituel ne croit pas en un Dieu au sens propre du mot, soit un être surnaturel. L'athée spirituel croit cependant à une énergie collective réunissant la nature, les êtres humains et toute autre forme de vie terrestre et universelle. Ici dans cet univers et non à l'extérieur. Le but n'est pas d'offrir une philosophie spécifique. C'est à l'individu de la découvrir par lui-même. Peut-être même à redécouvrir ce qu’il savait déjà …
L’expérience spirituelle (ou expérience mystique), par la recherche d’intériorité, de connaissance de soi, de transcendance, de sagesse ou de dépassement des limitations de la condition humaine est indissociable de la démarche intellectuelle. C’est pourquoi la spiritualité débouche généralement sur des démarches corporelles, émotionnelles et mystiques, cherchant à générer une expérience transcendante, une relation (selon l’une des étymologies de « religion ») avec le divin, le Soi, la Conscience, l’Âme, le Monde, le Devenir, etc. Pour certains, le but de la spiritualité est une exploration profonde de l’intériorité, conduisant à l’éveil spirituel, une conversion intime, ou l’accession à un état de conscience modifié et durable. L’ésotérisme, c’est "le chemin mystérieux qui va vers l’intérieur ", selon les mots du poète romantique allemand Novalis [1].
On peut ressentir le besoin d’une vie spirituelle et de s’engager dans une démarche de croissance intérieure sans pour autant appartenir à une religion quelconque ou la pratiquer. D’une part, le besoin religieux prend sa source et peut s’approfondir dans une démarche spirituelle. D’autre part, le besoin spirituel peut très bien jaillir, s’épanouir et se situer hors du religieux. Ainsi, en cet univers que nous appelons la spiritualité, la foi et la prière sont des expressions parmi d’autres d’un vécu spirituel personnel ou collectif. La personne dite spirituelle n’est pas d’abord celle qui adhère à une religion mais plutôt celle qui est capable d’intériorité et celle qui croit en une transcendance.
Spiritualité et religion ne sont pas à confondre. Dès le départ, il importe de le souligner pour clarifier le langage. Le domaine de la spiritualité est plus large que celui de la religion. Le mot Spiritualité vient du mot "spiritus" (du latin, esprit ). La spiritualité ne peut ni se voir ni se toucher mais concerne tout ce qui donne un sens à la vie, tout ce qui touche le plus profond et le plus authentique de l’être humain. Elle implique l’idée de croissance personnelle et il est possible d’en percevoir les effets dans toutes les sphères de la vie.
La religion : Une spiritualité dogmatisée, en cage ?
La religion a été définie pour la première fois par Cicéron [2] comme le fait de s’occuper d’une nature supérieure que l’on appelle divine et de lui rendre un culte. Dans les langues où le terme est issu du latin "religio", la religion est le plus souvent envisagée comme un phénomène qui concerne la relation entre l’humanité et la divinité. Impalpable, cette relation ne peut ni se voir ni se toucher. C’est pourquoi l’humain fait appel à des symboles, à des rituels religieux et à un culte afin d’exprimer cette relation entre l’humanité et un Dieu, entre le Ciel et la Terre.
On peut considérer que la religion est l'ensemble des représentations du monde, des croyances, des sentiments, des dogmes et des pratiques qui définissent les rapports de l'être humain avec le sacré ou avec des entités supérieures.
La religion se compose toujours d'une partie intellectuelle et d'une partie morale. La première constitue le dogme [3] qui consiste à déterminer l'ensemble de l'ordre extérieur auquel l’unité est nécessairement subordonnée et la seconde, un ensemble de règles destinées à contrôler les actes et la manière de penser. Les grandes religions ont souvent été une forme de code civil avec des obligations et des interdits.
Dans le cadre d’une religion, la spiritualité est corsetée et convenablement tonsurée. La religion a pour but de rassembler, de relier (du latin "religare" : relier, attacher) ces adeptes en une communauté liée à la croyance en un Être surnaturel. C’est l’exotérisme, la voie du salut du plus grand nombre qui s’oppose ou complète l’ésotérisme, la voie individuelle.
L’ésotérisme : Un chemin initiatique ?
Dans le cœur des églises ou des cathédrales la tradition [4] veut qu'il y ait deux bibles exposées. Devant l'autel, l'une est ouverte à l'évangile du jour, c'est "La parole du bon pasteur adressée à ses brebis" ; c'est la voie exotérique, celle du dogme et du plus grand nombre. Derrière l'autel, l'autre bible est fermée, c'est la voie ésotérique ; Celle de la prêtrise, de l'initié. C’est le chemin du pèlerin, réservé à un petit nombre, à ceux qui ont répondu à l’appel à se mettre en marche, qui ont persévéré tout au long de leur pérégrination jusqu’au seuil de l’âme et atteint le lieu de leur salut, qui ont franchi ce seuil pour progresser ensuite à travers la Terre Céleste jusqu’à ses limites orientales, au-delà desquelles il n’y a plus de chemin, car pour le juste il n’y a plus de loi. Ce petit nombre connaît alors sa délivrance.
Mais cette voie contrairement à la voie exotérique du dogme nécessite d’être accompagné et nécessite le passage par l’initiation. Selon René Guénon [5] : "Le but réel de l’initiation, ce n’est pas seulement la restauration de "l’état édénique" qui n’est qu’une étape sur la route qui doit mener bien plus haut, puisque c’est au-delà de cette étape que commence le "voyage céleste" ; ce but c’est la conquête active des états "suprahumains" ".
C’est donc l’initiation qui marque le commencement de la quête, pour ceux qui ont répondu à l’appel, autrement dit, qui ont " une certaine aptitude ou disposition naturelle " à la recevoir. C’est elle aussi qui assure la transmission d’une influence spirituelle, faute de laquelle il leur est impossible de progresser sur "le chemin mystérieux qui va vers l’intérieur".
L’initiation maçonnique : Se construire soi-même ?
l’initiation maçonnique transmet des outils et des méthodes pour travailler sur soi et trouver l’harmonie. La Franc-maçonnerie propose une spiritualité laïque et humaniste qui donne à chacun des clés pour méditer et prendre conscience du sacré. Cette voie n’est pas nécessairement religieuse et nécessite même de s’affranchir de tous dogmes car elle nécessite de se remettre en question. Pour renouveler l'intelligence, il faut traverser notre surface et atteindre notre for intérieur : la connaissance de Soi.
L’Ordre maçonnique ne fait intervenir aucune révélation de l’au-delà. La communauté maçonnique est une communauté établie sur la Volonté — symbolisée par le serment : volonté de construire la maison de l’homme. Autrement dit, il appartient aux hommes d’aménager leur domaine — c’est l’univers — selon la Justice et la Vérité telles qu’ils la vivent.
La franc-maçonnerie manifeste la volonté de connaître et de vivre selon les lois de l’Être humain. Pour le maçon, même si Dieu existe, ou si le Grand Architecte préside aux travaux, l’homme est l’instrument actif de la création.
La symbolique maçonnique découvre la voie d’un Ordre de spiritualité qui rejette au niveau de l’objet et du signe le grégarisme et la relation sentimentale. Il appelle le savoir, la connaissance, dans le cadre d’un universalisme de principe.
La maçonnerie n’est pas fondée sur l’histoire non plus que sur une genèse (mythe des origines). Elle est une société humaine qui considère l’événement historique sous l’aspect de l’éternité. Elle ne se donne pas pour vocation l’accession de ses membres à telle ou telle forme du futur ou de l’au-delà.
La spiritualité : Transcender son existence ?
Donner un sens à sa vie, telle est la motivation assez récurrente de ceux qui frappent à la porte d'un temple maçonnique. Leur initiation est le vecteur liminaire d'une spiritualité amenée à éveiller la conscience. Par la pratique des rituels, la découverte et l'interprétation des mythes et des symboles, ils s'initient, se construisent eux-mêmes, entourés de frères partageant le même idéal spirituel ; l'élévation de la pensée par la pratique, l'expérience de la connaissance de Soi. Pour comprendre, au-delà de l'esprit, avec le Cœur et l'Âme.
De l’éveil spirituel, où l’esprit se questionne à travers la conscience, émerge un nouvel état de conscience, qui favorise la réintégration de la véritable nature de l'esprit, l’état primordial, lequel féconde la transformation naturelle de toute vie, une vie de discernement pour voir le monde tel qu’il est. La quête de sens du Franc-maçon se transforme ainsi en quête ontologique à la recherche de l'étincelle du divin cachée en soi. Cette quête philosophique de l’extrême conscience suppose une mise en question de l’idolâtrie, du sacré et des dogmes.
[1] Novalis se nommait en réalité Friedrich von Hardenberg (1772 – 1801). Poète, romancier, philosophe, juriste, géologue, minéralogiste et ingénieur des Mines allemand. Il est l'un des représentants les plus éminents du premier romantisme allemand.
[2] Marcus Tullius Cicero (106 – 43 av. J.-C.) est un orateur, philosophe et homme d’état romain.
[3] Un dogme (du grec δόγμα dogma : « opinion » ou δοκέω dokéô : « paraître, penser, croire ») est une affirmation considérée comme fondamentale, incontestable et intangible formulée par une autorité politique, philosophique ou religieuse (Dictionnaire des mots de la foi chrétienne, Paris, 1989).
[4] Le mot " tradition " vient du latin " traditio " qui désigne autant ce qui est transmis que l'acte même de le transmettre (transmission orale ou écrite selon l’étymologie latine et grecque).
[5] L'ésotérisme de Dante (Paris, 1925).